T’ANG Haywen

Quand l’art atteint le Tao[1]

Si T’ang Haywen est reconnu et admiré par le public et les milieux d’art en Occident, l’attention qu’il suscite en Chine est assez récente. Ce n’est qu’après sa disparition en 1991, et à mesure que la Chine s’ouvrait à nouveau sur le monde, que l’on a commencé à s’intéresser à lui. Ne faisant pas exception puisque vivant en Chine jusque 2005, ce n’est que récemment que ma curiosité m’a poussé dans la recherche de son œuvre et de sa personnalité, grâce à celles et ceux qui l’ont côtoyé, à commencer par son ami de longue date, Leszek Kanczugowski. De par la complexité de son œuvre et le caractère évanescent des souvenirs qu’il a laissé (27 ans nous séparent de sa disparition), T’ang Haywen m’est progressivement apparu comme un bijou bien caché, à la fois simple et complexe, délicat et plein d’aspérités, moderne et traditionnel, métaphysique et taoïste.

Selon Balthus, T’ang Haywen incarnait l’esprit de la Chine au travers de son art de vivre et ses encres dynamiques et harmonieuses. Le célèbre artiste, qui fut également directeur de la Villa Médicis, disait que T’ang vivait par et pour la peinture, sans plan de carrière prédéfini, se rapprochant ainsi de la tradition taoïste. Mais pour la plupart des Chinois, cet esprit, à l’image des deux autres courants de pensée, s’est perdu dans la grande rupture culturelle et traditionnelle de la seconde moitié du XXe siècle puis dans la course effrénée au développement économique. Sans doute faudra-t-il du temps aux générations nées après les années 1960 pour retisser des liens et donner sens à l’état d’esprit de T’ang Haywen et à son œuvre tout en s’immergeant dans un monde qui n’est plus.

En Chine, les deux critères principaux de reconnaissance d’une œuvre d’art sont, traditionnellement, la forme – au sens du figuré – et l’esthétique. Deux types de techniques classiques sont appréciées et à même de satisfaire ces critères : le Gongbi 工笔 (peinture à l’encre qui se caractérise par des traits fins et une attention minutieuse portée aux détails) et le Xieyi 写意 (peinture également à l’encre, mais qui se traduit par des traits libres et simples, aux formes davantage suggérées et lyriques que les précédentes). Ces deux types de technique demandent chacun un certain respect de la forme et de l’objet réel de l’œuvre et s’accommodent assez mal – du moins selon ses amateurs et connaisseurs – de l’abstraction. En outre, une « bonne » peinture doit, en Chine, être esthétique et avoir un potentiel décoratif, ce qui est souvent perçu comme étant beaucoup plus important que l’expression intérieure de l’œuvre.

Il est rare d’évoquer T’ang Haywen sans penser à deux autres grands peintres chinois du XXe siècle : Chang Dai-Chien (Zhang Daqian) et Zhao Wuki. L’exposition « Maîtres de l’encre » organisée pour ces trois artistes au musée de Pontoise, en 1999, en témoigne. Toutefois les deux derniers sont beaucoup plus connus en Chine. Dans ses peintures, Chang Dai-Chien a intégré des couleurs modernes et audacieuses tout en utilisant les techniques et les modes d’expressions traditionnelles chinoises (essentiellement le Xieyi). A l’inverse, s’il a pu faire usage de ces techniques, Zhao Wuki, notamment connu pour ses peintures sur toile, a vite adopté un style abstrait sous l’influence du romantisme occidental, s’affranchissant complètement des codes classiques. Cette représentation inédite a impressionné les Chinois plus habitués aux peintures figuratives. Quant au style de T’ang Haywen, sans que nous puissions parler d’influence directe, il semble combiner les deux précédents, contrairement à ce qu’il affirmait : « ma peinture n’est ni figurative ni abstraite et n’appartient pas à l’école néo-figurative ». De la même manière qu’en mathématique la multiplication de valeurs négatives donne un chiffre positif, nous pourrions comprendre l’exact opposé, c’est-à-dire que ses peintures sont à la fois figuratives et abstraites.

T’ang Haywen ne se référait à aucun courant, il recherchait simplement un art sans contrainte dans lequel il pouvait évoluer librement. Il s’est exprimé sans limite en usant de traits simples et fluides. C’est pourquoi les Occidentaux perçoivent le taoïsme au travers de ses œuvres, force qui contribue largement à sa reconnaissance. Il n’est pas anodin qu’Agnieszka Bender, historienne d’art et directrice de l’Institut polonais à Rome, ait dit sur T’ang : « De son travail émane dans une paix profonde les questions millénaires de civilisation de son pays natal ». Ses œuvres ont déjoué les frontières classiques entre les arts occidentaux et les arts orientaux, au point de devenir une des clefs permettant aux Occidentaux d’accéder à une meilleure compréhension de l’art et de la culture chinoise.

Ses œuvres reflètent une expression libertaire, fait qui n’a pas échappé à Claude Fournet, alors conservateur en chef du patrimoine et directeur des musées de Nice : « Il lui suffit d’une trace ou d’une couleur pour évoquer la nature, pour se trouver un ordre analogique qui est le propre de la peinture taoïste depuis plus de deux mille ans (…) Il na rien à démontrer, rien à dire, ni à signifier. » T’ang semble être parvenu à l’état idéal, celui du taoïsme dans l’art. « On touche / on voit le Tao quand un artiste maitrise extrêmement bien ses techniques », ce qui fait dire que « l’art atteint le Tao ». D’ailleurs, dans les œuvres de ses dernières années, qu’elles soient figuratives ou abstraites, et alors qu’il n’avait plus recours qu’à l’encre de Chine noire, il est facile de sentir l’esprit consistant à laisser la nature suivre son cours. Cet esprit de liberté rejoint parfaitement celui de l’art contemporain. En tout état de cause, il reste difficile de définir et caractériser les peintures de T’ang, car elles sont à la fois figuratives et abstraites, traditionnelles et contemporaines, orientales et occidentales, non sans analogie avec la pensée taoïste : le blanc pourrait être noir, l’existence pourrait être le néant, et vice versa.

Dominique Ponnau, ancien conservateur général du patrimoine et directeur de l’École du Louvre, considérait T’ang comme un homme qui n’avait jamais abandonné le chemin du Tao. Mais pour les Chinois, T’ang Haywen reste un taoïste tardif. Contemporain d’une époque où la Chine se perdait dans les tourments de la révolution culturelle puis s’ouvrait à peine au monde, il n’est pas associé à la tradition chinoise dans sa forme la plus pure ni ne fait partie des artistes contemporains à la mode liés à la période de développement effréné. Fort heureusement, le courant actuel doit aboutir à la reconnaissance tant méritée de l’artiste. En effet, les Chinois d’aujourd’hui, après une tragique perte de valeurs puis une longue période de rapprochement avec la culture et l’art occidentaux perçus comme l’essence de la modernité, ressentent le besoin de retrouver leurs racines et de se réapproprier un art et un patrimoine plurimillénaires. Cette quête, qui s’apparente à une compensation et existe dans toutes les classes d’âge, se manifeste dans l’engouement pour la cérémonie du thé (gongfu cha), les vêtements ou coupes de cheveux traditionnels, la porcelaine et, bien sûr, l’art pictural traditionnel. Ce qui doit arriver va se produire : la Chine saura bientôt manifester à T’ang Haywen le grand intérêt qu’il mérite.

(Texte : Yingjian LIU)

[1] Tao ou Dao (道) : recherche de la «  voie » telle qu’enseignée par le taoïsme, l’un des trois piliers de la pensée chinoise avec le confucianisme et le bouddhisme.

TAJAN – TABLE RONDE : T’ANG HAYWEN, ÉCLATS D’ENCRE

Le mardi 2 octobre 2018 à 18h30 a eu lieu une table ronde en présence d’Aude de KerrosGraveur, peintre et essayisteYingjin LiuSecrétaire général de l’Académie franco-chinoise d’Art et de CultureEmmanuel LincotProfesseur à la Faculté des lettres de l’Institut Catholique de Paris et Leszek KanczugowskiHistorien d’Art.

http://tanghaywen1990poland.com/

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